Un petit bijou que je regrette bien d'avoir oublié aussi longtemps dans ma PAL !
Pour les adeptes de Jane Austen, mais aussi pour les amoureuses de romances régences, ce livre fait figure d'ovni, tant par le contenu que par la langue et les partis-pris.
Car tout au long de ce merveilleux roman, nous suivons le quotidien, les interrogations, les enjeux, les tensions, les frissons et les peurs, les ambitions aussi, le dur labeur, la lassitude, du petit monde domestique de Longbourn.
Longbourn préfigure aussi bien le décor de toutes nos histoires régences, peuplées de richissimes aristocrates dont la vie parfaitement réglée, douce et plaisante, est consacrée aux plaisirs et aux relations sociales. Toutes nos chères romances régences se soutendent tout à coup, grâce à ce titre, du fourmillement zélé d'innombrables petites mains dévouées et sacrifiées...
Jo Baker a le goût du risque, car en se consacrant à l'envers du décor, on pourrait lui reprocher de trop s'éloigner de l'oeuvre originelle. Soit.
En vérité, le sujet n'est pas vraiment là.
Si l'on retrouve, à petites touches savoureuses et divinement dosées, les ressorts du roman de Jane Austen (Orgueil et Préjugés), ce n'est que pour faire mieux ressortir la justesse et la profonde humanité de ces personnages invisibles dont l'auteur fait des êtres de chair et de sang, corvéables à merci, épuisés et rompus à leur condition sociale, quoique totalement invisibles aux yeux des grands de ce monde (Darcy, par exemple, ne les voit tout simplement pas).
On se rend compte du profond déterminisme social qui régissait alors les êtres, de leur enfermement dramatique dans plusieurs strates d'obligations, tous étages confondus. On touche du doigt les difficultés quotidiennes que devaient affronter toutes ces petites armées au service de la moindre maisonnée de la gentry ou de la haute noblesse, de leur misère adossée à l'extrême opulence de leurs maîtres. On prend conscience aussi du labeur exigé par une multitude de gestes quotidiens, allant de la confection du savon, à l'allumage des feux, la confection des repas, le nettoyage des habits,... Et l'infinie servitude d'êtres complètement à la merci de leurs employeurs, bien souvent inconscients de la réalité de leur dure vie, alors que tout ce petit monde vit en communauté sous le même toit.
Le livre, évidemment, ne se limite pas à cela, même si c'est clairement un des aspects qui m'a le plus enthousiasmée.
L'histoire, dans une magnifique langue maîtrisée, ronde et ample, qui sait se faire presque lyrique, parfois tragique, en tout cas qui fait mouche, m'a tellement captivée que j'ai achevé le tout en 24 heures, sur deux jours de travail pourtant...
Sarah, la jeune bonne, m'a passionnée, avec ses envies d'autre chose et de liberté, sa naïveté, sa lucidité, et sa simplicité, enrobées de force et de courage. Auprès d'elle Polly, la petite de 12 ans, s'émerveille et garde sa fraîche candeur d'enfant, sous l'aile protectrice et rigoureuse de Mrs Hills, la gouvernante au cœur écorché, la fée protectrice de la maison dont le secret est peu à peu révélé. James Smith, le mince valet, débarque un jour dans ce petit monde ordonné. Un jeune homme taciturne et secret dont se méfie Sarah au premier abord, tandis que son cœur balance pour Ptolémé Bingley, le valet mûlatre des Bingley à l'élégante désinvolture. Ce sont ses premiers émois, ses premiers désirs, ses premiers doutes.
Le coup de force de Jo Baker, c'est aussi que ses personnages sont loin d'être ce qu'ils paraissent au premier abord.
Lors des premiers chapitres, une trame un peu convenue se dessine dans notre esprit, bien malgré nous, pauvres lectrices un peu formatées que nous sommes...
Or l'auteur, subrepticement et avec beaucoup d'élégance, nous dévoile peu à peu les strates intérieures, de ses différents protagonistes, bien plus complexes et riches, et qui prennent parfois même une teinte dramatique très touchante.
Au dessus de tout cela, les personnages de Jane Austen s'ébattent à petites touches.
On ne rentre pas dans l'histoire originale, on la frôle sans cesse, puisque l'on n'en connaît que ce qu'en vivent les domestiques. Quelques dialogues entre les héros et les Bennett, des échanges de courriers, des évocations nombreuses de la vie domestique chez les Bennett, un arrêt sur images sur Mme Bennett, qui l'éclaire d'une lueur sensible et pitoyable, tandis que Mr Bennett n'est plus ce doux misanthrope cloîtré dans sa bibliothèque, mais un homme non dépourvu de fautes, un Wickam imposant son inquiétante obséquiosité,... ces dizaines d’occurrences, parfaitement imbriquées dans le roman, donnent à l'ensemble la couleur d'origine en y ajoutant toutefois une gravité qu'on y trouve pas forcément à cette dose.
Je n'ai pas été sans penser à Rose Lerner qui a elle aussi pris le parti d'écrire des romances ayant pour héros des gens de petite condition ou même à Carla Kelly, toujours pas traduite en français, malheureusement. Trois auteurs qui, mine de rien, s'affranchissent des codes et renouvellent le genre régence.
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